René-Jean Dupuy: "Droit international" – Une apologie de l'usage de la force militaire et du nettoyage ethnique?
Otto Kölbl
René-Jean Dupuy (1918-1997, voir l'articles à son sujet sur Wikipedia), expert reconnu dans le domaine du droit international, expose dans son livre Le droit international dans la collection Que sais-je (Presses Universitaires de France, 2004) une conception plus que discutable de la reconnaissance de l'indépendance d'un Etat. Pour défendre sa position bien "logique", il n'hésite pas à légitimer l'invasion de la Manchourie par le Japon en 1931.
M. Dupuy commence par expliquer que tout Etat qui vient à naître doit d'abord exister de fait (p. 42). D'autres auteurs parlent de "l'indépendance de facto". On comprend aisément qu'il est difficile de reconnaître un Etat qui n'existe que sur le papier.
Mais quelle est précisément la nature de cet acte par lequel la "communauté internationale", c'est-à-dire les gouvernements des différents pays du monde, reconnaissent la nouvelle entité? Selon M. Dupuy, il y aurait deux conceptions possibles. La première consiste à dire que la reconnaissance serait "constitutive et aurait pour effet de conférer la validité juridique au nouvel arrivant" (p. 43), mais est rejetée par l'auteur:
Théorie illogique car on voit mal comment [le nouvel Etat] pourrait, sans existence au regard du droit, conclure un traité dont l'objet serait sa reconnaissance. [p. 43]
Ce que l'auteur appelle la "validité juridique" est ce que d'autres auteurs appellent "l'indépendance de jure", c'est-à-dire le fait qu'on accorde au nouvel Etat les privilèges et obligations des autres Etats établis de longue date. Pour M. Dupuy, l'indépendance de jure découlerait donc d'elle-même de l'indépendance de facto, même si certains gouvernements se refusent de la reconnaître, du moins dans un premier temps:
Chaque Etat est libre d'apprécier différemment l'avènement d'un nouveau pouvoir, de décider ou de refuser de nouer avec lui des relations normales. […] D'où également pour certains Etats, insuffisamment convaincus de l'effectivité du phénomène, le recours au procédé dilatoire de la reconnaissance de fait, provisoire et imparfaite. [p. 44]
Cependant, ce refus de reconnaître un nouvel Etat ne serait qu'un phénomène transitoire; l'existence de la nouvelle entité s'imposerait d'elle-même:
Ainsi, encore que chaque Etat apprécie librement l'effectivité [du nouvel Etat], celle-ci, avec la durée (variable selon les conjonctures), finit par s'imposer et à faire au nouveau venu sa place dans la société des Etats. Par cette seule qualité d'Etat, le voici souverain. [p. 46].
Mais que se passe-t-il si un nouvel Etat est né dans des circonstances telles que la communauté internationale les considère comme contraires à certaines valeurs fondamentales? M. Dupuy évoque bien ce cas, avec un exemple qui illustre parfaitement les aspects extrêmement problématiques de sa position théorique:
Les Etats-Unis ont ainsi affirmé en 1932, lors de la constitution de l'Etat du Manchoukouo par le Japon, la doctrine de Stimson posant le principe de la non-reconnaissance des situations de fait contraires au pacte de renonciation à la guerre (dit Pacte Briand-Kellog), de 1928. Cette formule n'a pu s'imposer. Un Etat ne peut imposer la projection de sa propre conception de la légitimité sur le reste du monde, à moins de prétendre à l'Empire mondial. [p. 45]
M. Dupuy n'a pas du tout l'air de se rendre compte des conséquences de ce qu'il écrit. La reconnaissance d'un Etat implique qu'on lui reconnait un certain nombre de privilèges, entre autres la protection contre l'agression par un autre Etat. Un Etat créé par la force militaire par un Etat tiers, d'une manière contraire aux règles de base du droit international, devrait-il donc être protégé de manière automatique contre toute nouvelle intervention, même contre une action militaire ayant pour but d'annuler l'effet de l'invasion illégitime?
Si l'on transpose un tel discours en Europe, tout le monde se rend compte immédiatement que ce discours est plus qu'inacceptable. Personne n'oserait affirmer qu'après l'agression nazie contre la Pologne en septembre 1939, puisque cet Etat n'existait plus de fait, il fallait accepter sa disparition et reconnaître la mainmise allemande et soviétique sur son territoire. De même que l'invasion de la Pologne signalait le début de la Deuxième guerre mondiale en Europe, l'invasion de la Manchourie est considéré comme le début de cette guerre en Asie.
Encore maintenant, les Chinois sont reconnaissants que les Etats-Unis n'aient pas accepté le fait accompli. Même si le gouvernement américain n'a pas officiellement déclaré la guerre au Japon, il a envoyé une importante aide militaire à la Chine, y compris des avions de combat avec pilotes, tous bien entendu "volontaires", en dehors de la hiérarchie militaire officielle. Désigner cet épisode comme étant une prétention à "l'Empire mondial" témoigne d'une méconnaissance totale de la situation, qui ne peut que rendre furieux tous les Chinois qui connaissent ne soit-ce qu'un tout petit peu l'histoire de leur pays.
Le cas de la Manchourie n'est pas un cas isolé. Il y a eu dans l'histoire du monde de nombreux cas d'agression par la force, que la communauté internationale ou du moins une partie n'a pas accepté; ceci était la condition nécessaire pour pouvoir restaurer la situation légitime dans une étape ultérieure. Mais il y a aussi des cas où des "Etats" sont nés sans aucune violence, et où la quasi-totalité de la communauté internationale leur a pourtant refusé toute reconnaissance juridique, pour de bonnes raisons.
L'exemple le plus flagrant est constitué par les "Bantoustans" créés de toutes pièces par l'Afrique du Sud dans les années 1970. Le régime d'apartheid devenant de plus en plus difficile à justifier, l'idée était de regrouper le plus grand nombre possible de personnes d'origine africaine dans certains territoires qui accéderaient à l'indépendance.
Ces nouveaux pays n'ayant aucune base économique pour survivre, leurs habitants seraient obligés de chercher du travail pour un salaire de misère en Afrique du Sud, mais étant seulement des travailleurs frontaliers, le gouvernement sud-africain n'aurait aucune obligation envers eux en ce qui concerne l'éducation, la santé ou leurs droits civiques.
En clair, on appelle cette manière de procéder de l'épuration ethnique: beaucoup de personnes ont été déportées de force vers leur "nouvelle patrie". Pourtant, les personnes appelées à gouverner ces "Bantoustans", les leaders traditionnels des communautés vivant sur ces terres, étaient enchantés des nouvelles perspectives qui s'ouvraient à eux: ils devenaient les chefs d'Etats souverains et indépendants.
Dans la communauté internationale, personne n'était dupe, et en conséquence, personne n'a reconnu les "nouveaux pays", même s'ils sont nés d'un commun accord entre le gouvernement du territoire dont ils sont issus et les anciens "gouvernements locaux" qui sont devenus les "gouvernements légitimes" des nouveaux Etats. Les leaders de l'ANC, opposition persécutée à l'époque, avaient d'ailleurs appelé à ne pas les reconnaître. Après son arrivée au pouvoir, Nelson Mandela les a réintégrés dans l'Afrique du Sud, parfois contre l'opposition des nouvelles élites qui les gouvernaient.
Ces deux exemples montrent clairement que dans certains cas, la communauté internationale fait usage de son libre droit de reconnaître ou de ne pas reconnaître un de ses "nouveaux membres", sans se préoccuper de leur "existence effective". Ceci est absolument nécessaire pour éviter des aberrations abominables du droit international. Je ne pense pas que M. Dupuy voulait effectivement légitimer tout Etat qui viendrait à naître d'une agression militaire ou d'une volonté de procéder à une épuration ethnique. Signalons tout de même qu'il était parfaitement conscient du fait que la Manchourie n'avait été créée ni de manière pacifique, ni par la volonté de sa population, mais bien par la force de la main du Japon.
Pourtant, ce titre de la collection Que sais-je a été réédité plusieurs fois depuis 1963 (!) sans que personne ne se rende compte des conséquences absurdes des idées qu'il préconise. Les livres de cette collection ont une importance particulière, puisqu'ils servent souvent de première introduction à des jeunes qui n'ont pas encore la capacité de juger de manière critique les informations qu'ils y trouvent. Ainsi, on leur fait penser ici que peu importe de quelle manière un nouvel Etat vient à naître, il faut le reconnaître sans aucune considération morale, et qu'en particulier il fallait accepter l'agression japonais contre la Chine sans broncher. Cette bavure du processus éditorial des Presses Universitaires de France est d'autant plus regrettable.